Sage ; sometimes love is not enough

Le siège couine sous son jean. Il a sept ans et la salle d’attente de l’hôpital est inconfortable. Il a pas tout compris ce que lui a dit sa mère, Sage. Il a compris cancer et papa, il a compris que c’était grave, il a compris qu’il était en observation. Il ne sait pas trop quand il aura le droit de le voir ou quelle barre chocolatée lui prendre au distributeur, n’a pas bien compris le visage décomposée de sa mère. Ils sont à l’hôpital, ça devrait aller, il se dit. Ils sont à l’hôpital, ça ira forcément, les docteurs sont là pour soigner les gens, c’est ce qu’on lui a toujours dit, alors qu’on lui faisait ses vaccins, les docteurs sont là pour aider, c’est pour ça qu’il aimerait en être un, plus tard, parce que ce serait chouette d’aider, comme l’infirmière qui presse l’épaule de sa maman qui revient vers lui en pleurant. Il comprend pas, sur le coup, il pense que c’est la première fois que ça arrive. Il pige pas, Sage, que son père se bat contre le cancer depuis des années déjà. Peut-être qu’on lui dira, une autre fois.


Il a les paupières lourdes et le visage enfoncé dans ses bras, le souffle court et l’impression d’avoir couru des kilomètres et des kilomètres pour s’effondrer là, dans son lit, treize ans et l’envie de s’échapper cheviller au corps. Il aime pas Roseburg. Il aime pas la ville, il aime pas les gens, il aime pas tout ceux qui lui demandent des nouvelles de son père, parce que ça les regarde pas, parce qu’il veut pas parler de la peur qu’il a au ventre depuis qu’il a compris ce que c’était que des récidives. Il veut pas l’évoquer parce que c’est douloureux et parce que ça tourne, tourne, tourne et retourne alors il court, tous les jours et sa mère lui demande s’il compte rejoindre un club de sport, faire de l’athlétisme peut-être ou alors du basket. Elle est étonnée quand il rejoint le club de musique, à la place. Elle l’est un peu moins lorsqu’elle aperçoit ses doigts écorchés sur les cordes de la guitare qu’il apprend à manier avec acharnement.


« Il est mignon, non ? » demande la fille à sa droite et il relève les yeux.
« Qui ? »

Il sait de qui elle parle. Il sait, évidemment, parce que ça a tiré dans son ventre lorsqu’il est entré dans la salle de classe sans qu’il sache pourquoi. Ca lui faisait pas ça, au collège. Ca faisait ça à ses potes, parce qu’il paraît que c’est un truc qui vient avec la puberté. Il en sait rien, lui, c’est pas qu’il a jamais envie c’est juste que ça lui paraît pas important. Il baisse les yeux vers sa guitare et fredonne, les doigts sur les cordes.

« Adam. » le coupe la nana et il soupire.
« Je suppose. »

Il ne veut pas trop se mouiller.


Il ne veut pas s’attacher mais il a les bras autour de son cou et la bouche contre la sienne. Il ne veut pas s’attacher mais il l’embrasse, vorace, les doigts dans ses cheveux et le sang qui bat dans les tempes, les yeux mi-clos, dans le secret, parce que ce serait trop compliqué de dire aux autres qu’il est amoureux d’un garçon, trop compliqué de dire qu’ils ne sont pas que complices, trop compliqué d’expliquer qu’il est tombé amoureux, pas au premier regard, que c’était pas le coup de foudre, mais qu’il a fini par glisser, lentement mais sûrement, comme un truc pas prévu, un truc qu’il aurait jamais pu imaginer, qu’il s’est réveillé un matin et qu’il a mis des mots sur la façon dont il le suivait des yeux et la façon dont il dessinait du regard ses hanches, sur tout ce qui tirait dans son ventre et sur tout ce qu’il voulait dire mais qu’il ravalait. Il ne veut pas s’attacher parce qu’il a envie de s’enfuir et qu’il sait qu’Adam pourrait lui donner envie de rester, parce qu’ils font des projets, parce qu’il y a YouTube, parce qu’il est amoureux, parce qu’on est con quand on est adolescent mais que c’est pas grave ça, qu’il veut bien être con, cette fois-là.


Il a pas besoin d’être con, au final, parce qu’ils ont dix-huit ans quand ils arrivent à Los Angeles, parce qu’il n’a pas lâché sa main et que c’était la meilleure décision, parce qu’il s’en fiche, maintenant, que la ville est grande et que personne peut les atteindre, parce qu’ils volent trop haut pour être fauché au vol. Lorsqu’il appuie sur la vidéo pour l’uploader sur leur chaîne, Sage se penche vers Adam pour lui mordre le creux du cou, un sourire bien trop grand sur le visage. Il est heureux comme il l’a jamais été, heureux comme lorsqu’il a appris à faire du roller, heureux comme la première fois qu’on a cru que son père était remis, heureux comme toutes les fois où Adam l’a pris dans ses bras. C’est pas croyable autant de bonheur, c’est pas permis, y a forcément un truc qui se cache, un truc qui se planque, un truc qu’on voit pas.


Il avait pas tort. Il peut pas le dire à son moi passé. Il sait pas s’il veut le dire à son moi passé mais il avait pas tort, dans le fond, parce qu’ils se consument et se consomment, parce que tout s’effrite et chancelle, parce qu’il l’aime aussi fort qu’il le déteste parfois, parce qu’il a envie de planter ses ongles dans son cou et le supplier de jamais le quitter, parce qu’il a envie de déserter, parce qu’ils sont indissociables pour les gens, sageetadam, adametsage, adage, parce qu’il sait plus s’il existe parfois, parce qu’il est plus certain que c’est ça, la fuite, parce qu’il a l’impression d’avoir fui une cage pour une autre, parce qu’il est plus certain de qui il est et ce qu’il veut parce qu’il est plus certain certaine nuit de ses raisons de rester. Il s’en rappelle quand Adam le touche et quand Adam l’embrasse et quand ils rient et quand il l’empêche de dormir. Il s’en rappelle quand tout se remet en place, quand il se sent moins à l’étroit, quand il se sent moins acculé. Il s’en rappelle de moins en moins.


« Il m’a trompé. » Ca lui brûle la bouche de le dire à ses parents. Ca lui brûle la gorge de leur expliquer. Il peut pas. Il est à Roseburg et toutes ses affaires sont dans la caisse qu’il a garé devant leur maison. « Il m’a trompé » mais il peut pas leur dire sans regretter, parce qu’il veut pas brûler leur lien, parce qu’il veut pas faire de tort à Adam malgré tout, parce qu’il l’aime et que ça brûle et que ça lui donne envie d’hurler. « Il m’a trompé » il manque de dire quand même mais il dit juste « On s’est quitté, je m’en vais à New-York. »

Il a le coeur qui se brise parce que sa mère lui en veut et que son père est triste, il a le coeur qui se brise parce qu’il sait qu’il ne pourra pas revenir avant un moment, le coeur qui tombe en miette parce qu’il a plus rien et qu’il faut bien qu’il avance. Je m’en vais à New-York, il dit, comme si c’était rien, mais il a pas de plan, pas vraiment. Je m’en vais à New-York, et c’est débile parce que c’est à l’autre bout du pays, parce qu’il y va que pour fuir les vérités qu’il peut pas affronter.


« Tu l’aimes encore ? » C’est con comme question et Sage pince les lèvres, Sage inspire, Sage expire. Tu l’aimes encore et c’est comme lui demander si la terre est ronde ou s’il a besoin d’oxygène, c’est con comme lui demander si le temps passe et s’il a mal au cœur, comme lui demander s’il regrette ou s’il a peur ou si chaque fois qu’il voit son visage est une aiguille quelque part dans l’estomac. Tu l’aimes encore, on lui demande, et il sait que son pote est bourré, et il sait que c’est pour ça, et il peut pas lui en vouloir, pas vraiment, parce que les gens se séparent parce qu’ils s’aiment plus, généralement, pas parce qu’ils s’aiment trop, pas parce que ça devient pesant, pas parce que tout s’effritait et qu’ils étaient deux avant d’avoir appris à être un. Il déglutit, les phalanges blanchies et les lèvres pincées, articule :

« Évidemment. »